La base documentaire

Parlez-vous la « bonne parole » ?

« La langue française est une noble gueuse, elle ne souffre pas qu'on l'enrichisse malgré elle. »
– Marcel Prévost, Les bavardages de Françoise.

La qualité de la langue est parfois compromise, même par des professionnels. Réfléchir à notre façon de parler nous amène à faire le tri dans nos habitudes linguistiques. Une expression de qualité est un premier pas vers des relations et une communication réussies.

Fillette avec une ardoise

Inculquer le plus tôt possible de saines habitudes d'expression.

« Les gens en ont marre ! ». « C'est le ras-le-bol ! ». « Tout le monde s'en f*** !» Conversations improvisées dans la rue ? Echanges entre jeunes gens à la sortie du lycée ? Pas du tout ! Ce sont des propos émis en différentes circonstances par des professionnels ou des personnalités politiques sur une des principales chaînes d'information en France, à des heures de grande écoute.

Ce ne sont là que quelques exemples. Ils sont toutefois symptômatiques d'une tendance à l'appauvrissement de la qualité de la langue. Tout comme le niveau de l'orthographe, celui de la langue baisse dangereusement, tendance « justifiée » par des prétextes modernes de pragmatisme et de libération des complexes. Est-ce une vision exagérée et alarmiste ? Quels effets cela peut-il avoir ?

Une agressivité sous-jacente

Dans ce document

  • Sur les ondes publiques on entend souvent des expressions et un vocabulaire trés relâchés.
  • Certains langages et jargons plongent leurs racines dans l'agressivité et la violence. Ils contaminent la langue.
  • Des langages et des jargons ont été élevés au rang de langue. Est-ce bénéfique ?
  • Le niveau d'une langue agit sur la qualité de l'échange et de la relation.
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    Certains avancent que le langage populaire, un fréquent euphémisme pour désigner le langage relâché, est simple à exprimer, facile à comprendre. Cela engage pourtant deux choses. D'abord, un langage relâché est propice aux ambigüités. Ensuite, que l'on suppose notre auditoire (ou notre lectorat) insuffisamment cultivé pour comprendre un vocabulaire de meilleur rang.

    A propos de langage plus ou moins convenable en société, parlons de celui inspiré de l'argot. Si certains en usent pour se donner un genre, d'autres emploient quelques expressions argotiques censées renforcer le caractère dédaigneux ou belliqueux d'une conversation. La mention de ses origines peut nous éclairer.

    L'argot est tout d'abord le langage des mendiants, des gueux, des « clochards ». Il est repris par les voleurs et escrocs en tous genres, et finalement par les milieux interlopes, la pègre par exemple. A l'origine, il s'agissait d'un jargon réservé à une catégorie, une confrèrerie plus ou moins secrète. On parlait argot entre initiés, mais dans des sphères peu recommandables. C'est un moyen de se comprendre sans être compris des autres (la loi, la police), une façon aussi de renforcer l'esprit de corporation, l'appartenance au groupe, besoin fondamental. Victor Hugo consacrera plusieurs pages de ses Misérables à une « étude » de ce langage.

    Dans les grandes villes, le mélange des « petites-gens » avec les « mauvaises-gens » va créer un univers où se brassent langues, jargons et culture (inculture ?) pour générer le langage dit populaire. Il faut dire que la fascination qu'exerce paradoxalement le paria sur ses congénères facilitera les comportements d'imitation, en particulier grâce à une littérature spécialisée.

    Le milieu du crime, de la violence, inspire les écrivains et les scénaristes pour produire, entre autres, ce que l'on appelle aujourd'hui le thriller. Il est alors courant d'y trouver des expressions argotiques censées garantir l'authenticité de l'action.

    « Les gens se rendent compte que leur vie est creuse (...) et cela les irrite (...). L'agressivité se tapit derrière leur colère. »

    Ces composantes prétendent équilibrer les contraintes de la routine et des obligations en mettant en scène ou en texte des représentations de nos aspirations secrètes à la violence et au sexe. Ces représentations sont valorisées par l'appartenance souvent virile à un groupe où règne la loyauté et le sens de l'honneur, en opposition avec la trop lisse vie sociale imposée par les convenances.

    Nous y voilà, celui qui utilise l'argot ou un langage relâché n'est donc pas un négligent mais un courageux révolté affirmant son individualisme, à contre-courant de ses semblables, sclérosés dans leur soumission aux institutions professionnelles, familiales ou légales. Bref, c'est un aventurier. Ce serait oublier un peu vite que l'argot et ses dérivés, sous de vagues aspects de prétendue « loyauté virile », restent reliés à la violence, à la contestation et au mépris, envers les femmes en particulier.

    Le français n'est pas la seule victime. Outre Atlantique, la revue U.S.News & World Report rapporte : « la grossièreté publique a été si largement acceptée qu'il est maintenant difficile, voire impossible, de renverser la vapeur ». Thomas Cottle, maître de conférences en psychiatrie à Harvard, explique : « Les gens se rendent compte que leur vie est creuse, qu'elle ne les satisfait pas, et cela les irrite (...). L'agressivité se tapit derrière leur colère. » Elle transparaît dans leurs mots.

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    La langue et les langages

    Avant même de parler d'agressivité, le problème tient souvent à ce que l'on confond une langue naturelle avec un langage argotique, relâché ou désinvolte. Si la langue naturelle, simple et sans affectation, convient parfaitement à des conversations ou des rédactions courantes, la désinvolture nuit à la qualité du discours et de la communication.

    Par exemple, le langage relâché compromet la grammaire, la conjugaison ou tout simplement la prononciation. Le résultat est souvent confus, médiocre, voire inconvenant. Dans tous les cas, la dignité de celui qui s'exprime, comme de celui qui écoute, est altérée. Ajoutons à cela que celui ou celle qui a l'habitude de parler de la sorte sera trés mal jugé lorsqu'il aura à s'exprimer en public, qu'il s'en rende compte ou non.

    Ce sont des détails ? C'est sans importance ? Ce qui est important c'est le fond ? Trés bien. Imaginez-vous portant une magnifique robe (ou une chemise, pour les messieurs) d'un blanc éclatant. Vous êtes superbe. On vous remarque, on vous admire. Une seule et toute petite tâche de sauce tomate vient malencontreusement maculer le devant du charmant vêtement. C'est un détail ? C'est sans importance ? Ce qui est important c'est « le fond » ? Bien évidemment, non. Toute votre tenue est compromise, on ne voit plus que « ça » ; et vous vous empressez de vous changer. Ainsi, il suffit parfois de quelques mots malheureux pour remettre en question tout un discours, un texte.

    Une bonne mesure consiste à user d'un langage accessible mais soigné, facile à comprendre et agréable à entendre ou à lire, conforme à la langue. Souvent, c'est la considération pour les auditeurs et lecteurs qui fera la différence. La qualité de nos propos révèle en effet le degré de respect dont nous gratifions nos vis-à-vis. Ainsi que nous-mêmes. Dans de telles conditions, nos interlocuteurs seront d'autant mieux réactifs à nos démonstrations et explications. Voilà qui prend toute sa valeur lorsqu'il s'agit d'encourager, de convaincre, de former ou enseigner.

    Le seul véritable moyen de parler correctement est d'user d'un langage de qualité tous les jours.

    Se soucier à l'extrême du mot juste peut donner une impression de raideur et de sécheresse au discours ou à l'écrit. Mieux vaut se concentrer sur les idées tout en s'appliquant raisonnablement à les faire passer avec un minimum d'élégance. L'élégance dans l'expression est cette subtile combinaison de précision, de naturel et de considération. Il en résulte un énoncé fluide et accessible, confortable et attrayant, valorisant pour les deux parties.

    Les techniques oratoires sont toujours intéressantes. Elles sont plus spécifiquement adaptées à des contextes précis, comme des allocutions publiques ou des conférences. Si leur maîtrise est utile en ces occurrences, lors d'une conversation courante elles peuvent induire une impression d'affectation dérangeante. Il s'agit alors de n'en conserver que les fondamentaux, et pour certains, ce ne sera déjà pas si mal... ni si facile.

    En effet, ces fondamentaux, que l'on aimerait retrouver dans les conversations de tous les jours, sont pour l'essentiel : un vocabulaire de qualité, une bonne articulation et une prononciation correcte, un débit et un volume adaptés, une modulation variée, des pauses opportunes et des gestes naturels. Le principe de base, souvent oublié (ou volontairement écarté...), reste le même : ne pas chercher pour autant à attirer l'attention sur soi.

    Le seul véritable moyen d'être en mesure de parler correctement, y compris (surtout) lors d'occasions spéciales, est de s'efforcer d'user d'un langage et d'un style de qualité tous les jours. Même pour simplement demander une baguette de pain à la boulangère. C'est ainsi que se développe notre capacité à une expression élégante et naturelle.

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    Pourquoi le langage relâché est nuisible

    Evoqué en introduction, un homme politique répond à une journaliste, à propos d'un sujet embarassant pour lui, « Tout le monde s'en f*** ! ». Même son interlocutrice est manifestement choquée par la crudité de la réponse puisqu'elle lui demande alors : « Mais pourquoi parlez-vous 'comme ça' ? » Il s'en sortira par une « pirouette » mais le mal est fait.

    Tout le monde aura reconnu une expression extrêmement répandue ; il est probable que nous l'ayons nous-mêmes déjà utilisée. Cependant, malgré toutes les « justifications » possibles, il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une formule argotique particulièrement obscène, composante rarement rappelée.

    Beaucoup seront tentés de dire que son usage (pour rester sur ce seul exemple) s'est tellement répandu et son étymologie oubliée, qu'il importe peu de s'en offusquer. Ce raccourci est dangereux. Ce n'est pas parce que l'on n'a plus conscience de la signification première d'un mot ou d'une expression que ses effets sont devenus nuls. Ce serait également ignorer imprudemment que plus de personnes qu'on ne le pense restent sensibles à ces éléments.

    Prenons un exemple. Assez récemment, de jeunes collègiens visitent le site historique du camp de concentration d'Auschwitz. L'un d'eux au moins se fait photographier par un collègue devant une zone tristement reconnaissable, hilare et prenant des poses désinvoltes. Ils ne dégradent pas le site et ne contreviennent à aucune disposition officielle.

    En voyant la photo évidemment relayée par les réseaux sociaux, beaucoup sont choqués. On pourrait pourtant se contenter de dire qu'ils sont jeunes, que leur vécu n'incorpore pas cette sinistre période ; « ils ne se rendent pas compte... ».

    Les mots ont une histoire et une âme, et ils ont leurs effets en conséquence.

    Quelle que soit notre propre réaction, l'histoire de ce camp ne change pas. En choisissant cet exemple assez critique, il s'agit simplement de mesurer que ce n'est pas notre seule appréciation qui adjugera valeur ou futilité à une situation, un symbole ou un mot, mais bien sa véritable origine, son histoire, son âme. Les mots eux-aussi ont une histoire et une âme, et ils ont leurs effets en conséquence. Si un langage plonge ses racines dans la violence, l'obscénité ou la rébellion, est-il bien avantageux de l'incorporer à une langue, de surcroît riche et élégante ?

    Beaucoup d'expressions populaires, relâchées, devenues courantes, sont utilisées même par des professionnels. Les récurrentes formules dans le genre « Les gens en ont marre !  C'est le ras-le-bol ! » font oublier que la langue française regorgent de mots bien plus appropriés, plus précis et plus élégants pour exprimer de telles émotions. A force de ne pas utiliser les mots, ils risquent la disparition, remplacés par des formules faciles et imprécises, inefficaces et appauvrissantes pour la langue. Appauvrissantes pour l'esprit. S'il peut nous arriver d'user de ces facilités dans des circonstances inhabituelles, comme la colère ou la douleur, un effort minimum est requis en contexte formel ou professionnel ; question de respect.

    Certes, une langue évolue au fil des âges et des époques. Mais il y a une différence importante entre une véritable évolution de la langue et de simples phénomènes de modes, éphémères et guidés seulement par les usages les plus populaires, c'est-à-dire les moins contraignants. Ce n'est pas non plus parce que l'on ne sait plus faire usage d'un vocabulaire de qualité qu'il doit être déclaré « vieux » et voué à la disparition !

    Certes, la pratique exercée, voire experte, de la langue française réclame des efforts, et en particulier à l'écrit, puisque s'ajoutent alors les difficultés de l'orthographe. Beaucoup y ont renoncé et allèguent ces contraintes pour justifier la négligence. Certains contextes, même réputés « sérieux », sont devenus, au sens linguistique du terme, de véritables scènes de crime. D'autres échappatoires sont signalées, comme l'usage immodéré d'anglicismes, exercice qui permet de dissimuler des carences en vocabulaire tout en ayant l'air trés à la mode.

    Il ne s'agit pas de devenir tous académiciens mais de parler correctement une langue suffisamment pourvue pour répondre avec richesse et variété aux besoins de l'expression et de la communication. Sans de beaux et bons mots, notre langue dégénèrera en un langage propice à tous les maux. Alors, « aux phrases, citoyens ! Parlons ! parlons ! Qu'un verbe pur illumine nos conversations. »

     

    F. Huguenin

     

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