Sommes-nous manipulés ?
« Ballotté, manipulé, automatisé, l'homme perd peu à peu la
notion de son être. »
– Vaclav Havel
Notre environnement, technologique en particulier, a introduit de nouvelles habitudes et possibilités. Si certaines sont à notre service, elles « servent » parfois aussi d'autres intérêts, plus occultes. Nos comportements connectés sont les premiers outils pour ces entités.
Nous croyons à peu près gérer nos réactions face à l'environnement. C'est vrai, mais dans une certaine mesure seulement, une mesure relativement faible en regard de nos réactions émotionnelles.
Ainsi, lorsque nous sommes convaincus que nos décisions sont le résultat d'un calcul précis et mené d'après des critères de rationalité et d'efficacité, en réalité, il est fort probable que nous ayons surtout suivi nos inclinations émotionnelles, souvent déguisées en raisonnements. Des biais cognitifs, des émotions, des desseins très personnels influencent perpétuellement nos décisions.
« Je pense donc je suis... le mouvement » ?
Daniel Kahneman, psychologue et économiste américano-israélien, décrit notre processus décisionnel en deux modes de pensée que nous allons paraphraser.
Un premier système est automatique et échappe à notre conscience. C'est celui de nos habitudes où nous « décidons » sans effort. C'est parfois très utile. Quand vous montez dans votre voiture, par exemple, vous n'êtes pas obligé à chaque fois de ré-apprendre à conduire.
Le deuxième système de décision n'est pas automatique et il est donc beaucoup plus coûteux en termes d'attention. Nous évaluons, comparons, réfléchissons spécifiquement sur un ou plusieurs points avant de tirer des conclusions que nous estimons adaptées.
Toucher à nos émotions, c'est déjà toucher à notre esprit et à nos comportements.
Le premier système, très près de nos émotions, influence largement le deuxième, au point qu'il travestit parfois le prétendu raisonnement avec des prétextes d'objectivité. L'honneur est sauf, la pertinence des conclusions un peu moins.
Toucher à nos émotions, c'est déjà toucher à notre esprit et à nos comportements. On appelle cela être humain. Difficile de dire si c'est un bien ou un mal, ou simplement une excellente combinaison. Cela dépend aussi des circonstances.
Certains sont très intéressés par nos émotions, nos modes de décisions et nos habitudes. S'ils peuvent les connaître ou les prévoir, ils sont en mesure de nous influencer. Nous influencer pour leur servir. C'est le cas de la publicité, de la politique, de certaines entités professionnelles, administratives, religieuses, etc... On a beau le savoir, ce n'en est pas moins une forme de manipulation, plus ou moins discutable selon l'ampleur et les réelles intentions. Et si vous estimez être insensible à ces tentatives, alors vous êtes leur cible préférée.
« C'est psycho... »
« Ce qui parvient à la conscience n'est en fait qu'une infime partie de ce qui vient au cerveau, note Bernard Roullet, maître de conférence à l'Université de Paris 1 et co-auteur du livre Le marketing sensoriel du point de vente (Dunod, 2006). Ce que l'on gagne en temps ici, on le perd en acuité. Cela vaut surtout pour la perception des contrastes lumineux et l'appréciation des formes globales ou encore ce qui bouge à l'extrême périphérie du regard. » Cette dernière observation vaut surtout en matière de publicité visuelle.
Cela signifie en pratique que le premier circuit visuel qui traite les informations est inconscient et rapide. Cet influx rejoint directement le système limbique, zone essentiellement émotionnelle, en 60 à 80 millisecondes. Il faut sinon entre 400 et 500 millisecondes pour que les données soient traitées en « zone consciente ».
En d'autres termes, avant de dire « c'est bien ou ce n'est pas bien », notre cerveau, figurément parlant, dit : « J'aime ou je n'aime pas ». S'il dit « J'aime », il y a alors de fortes chances pour que les informations associées soient traitées prioritairement et assimilées plus facilement. Ce qui nous fait plaisir, nous touche positivement, « entre » beaucoup plus facilement dans notre esprit et y reste. C'est cette porte que les manipulateurs veulent pousser, car elle s'ouvrira alors en grand...
« J'aime ou je n'aime pas ». - Le cerveau
Dans un magasin, une zone commerciale, lors d'une publicité en image, certaines informations visuelles activent directement notre système émotionnel, à notre insu, alors que nous croyons appréhender un ensemble coordonné d'informations que nous estimons contrôler.
A cela s'ajoutent les éléments de contexte. Selon le moment, le lieu, les circonstances et nos habitudes, nous réagirons différemment. En certaines occurrences, nous sommes donc plus suggestibles que dans d'autres. Un manipulateur peut exploiter un contexte en évaluant notre « degré » de disponibilité dans tel ou tel cas. Repérer nos habitudes est une stratégie de manipulation fréquente. En effet, par elles, non seulement nous renseignons sur nos attentes et aspirations, mais encore nous ouvrons la voie à des suggestions en phase avec ces habitudes, au point de réagir de façon assez prévisible.
Certains éléments sont assez communs à l'ensemble des humains. Ainsi, les notions considérées fondamentales de confort et de sécurité, par exemple, sont des aspirations communes et légitimes. Elles tendent à s'opposer aux contraintes inverses de peur et de souffrance, des émotions négatives que personne ne souhaite expérimenter inutilement.
Ainsi, tout discours, slogan, sermon ou publicité qui voudrait nous convaincre de la possibilité d'échapper à de telles douleurs devient intéressant. S'il nous assure en plus du confort et de la sécurité compensatoires, il devient convaincant.
Mais cela va encore plus loin. Certaine publicité a misé sur l'émotion de la peur pour seulement retenir l'attention du spectateur. Ainsi, dans cette publicité, on assiste à un incident de skate-board, sans gravité, où un jeune homme tombe malencontreusement. Une jeune fille apparaît... et c'est pratiquement tout. Le produit est alors présenté. Le rapport entre la chute et le produit n'est pas très évident mais là n'est pas la question. Cette chute, notre attente de ses conséquences, avec le léger stress que cela implique, car nous ne sommes pas insensibles au sort du jeune homme, nous place en état de disponibilité attentionnelle maximum. Pratiquement tout ce qui apparaîtra à ce moment sera capté par notre cerveau en « état d'alerte ».
« C'est neuro... »
Ces résultats sont possibles, entre autres, grâce (à cause ?) de ce que l'on appelle maintenant le neuro-marketing. Cette approche scientifique des comportements d'achat, approche discutable et discutée, suppose une analyse en imagerie cérébrale des réactions suscitées par tel ou tel aspect de la publicité. Ensuite de quoi, les professionnels souhaitent aménager les publicités et apparences de leurs produits pour augmenter les ventes. En principe, c'est interdit. En pratique, c'est bien plus difficile à définir et surtout à identifier. D'autant que certains font la différence entre observer les réactions neurologiques des sujets et modifier ces réactions. Le premier cas n'est pas de la manipulation. Tirer des conclusons à partir d'observations et s'y adapter reste une démarche cohérente en matière commerciale.
Et il y a d'autres besoins que peuvent exploiter les manipulateurs. Nos aspirations à la reconnaissance personnelle, parfois teintée de narcissisme, l'appartenance au groupe, la transcendance. La difficulté à collecter des informations sur les cibles (c'est-à-dire nous) est en train d'être contournée par un moyen finalement très simple : le consommateur ou l'électeur potentiel fournit lui-même ces informations. Et il s'y acharne avec un tel zèle que la notion de cible devient de plus en plus précise. Si les manipulateurs se contentaient, jusque-là, de « mettre dans la cible », maintenant, ils peuvent « mettre dans le mille » !
Comme évoqué, nous fournissons le plus naturellement du monde une quantité impressionnante d'informations, parfois très personnelles, nous concernant. Les réseaux sociaux sont des trésors pour qui sait en tirer profit. En utilisant Internet, nous laissons derrière nous des empreintes numériques. Les smartphones, tablettes et autres ordinateurs connectés nous « connaissent » parfois mieux que les membres de nos familles.
Or, certains font profession de croiser les données ainsi recueillies. Des firmes se destinent à compiler l'ensemble des données personnelles qui « traînent » sur la toile. Leur but ? Prédire nos comportements et éventuellement, les influencer.
Politique et pôle éthique
Aux Etas-Unis, déjà pour la campagne présidentielle de 2017, une firme, Cambridge Analytica, recueille les données électorales et les recoupent avec des données commerciales. Avec cela, la firme procède à une interprétation psychométrique de la personnalité. Cela donne un profil qui est lui-même corrélé avec les attentes probables d'un électeur au point de « définir » une appartenance politique. Car le champ d'exploitation est ici essentiellement politique, à des fins électorales, mais le principe reste le même pour un système commercial. Il s'agit d'identifier les électeurs de tel ou tel bord et en particulier ceux qui ne sont pas encore affiliés au parti « client » de la firme (de tels services sont évidemment payants), mais qui pourraient dès lors être intéressés par ses propositions.
Ensuite de quoi, les stratèges politiques vont mener une campagne très ciblée, visant seulement quelques milliers de personnes ; en l'occurrence, les hésitants susceptibles de basculer définitivement dans le camp choisi. La méthode est beaucoup plus efficace que de viser « à l'aveugle » l'ensemble de la population.
Ces personnes vont alors recevoir des messages très personnalisés jouant sur leurs préoccupations et leurs inquiétudes, et proposant évidemment des solutions à leurs problèmes. Des solutions politiques. Si vous avez peur, nous pouvons vous protéger. Si vous souffrez, nous pouvons vous apaiser. Par exemple, la firme en question a localisé les plus fortes concentrations de cibles dans seulement trois états. C'est dans ces états, et pas dans les autres, que seront déployés les efforts de communication.
Mais comment toucher ces électeurs cibles ? Les choses se sont en réalité réalisées à leur insu. Des propositions frontales auraient probablement déclenché des réactions de résistance. La firme va utiliser les fonctions d'un célèbre réseau social et y conjuguer celles d'un système disponible sur le net : le Dark Post.
Le Dark Post permet de faire apparaître une publicité pour une marque ou un produit, mais uniquement sur les pages personnelles des personnes strictement ciblées. Ces publicités n'apparaissent nulle part ailleurs, même pas sur le site officiel de la marque.
Prenons un exemple. Vous êtes propriétaire d'une marque de dentifrice. Vous avez déterminé un public : les jeunes femmes du sud-ouest de la France. Pour une raison commerciale qui vous appartient, c'est cette seule catégorie que vous voulez toucher. Comment faire ? Plutôt que de dépenser des fortunes en publicité tout public ou bien de surcharger les pages de votre site commercial - car il faudrait alors y faire figurer toutes les publicités pour toutes les cibles - vous allez utiliser le Dark Post.
Ce système passera par le célèbre Facebook et fera apparaître uniquement sur les pages des jeunes femmes du sud-ouest la promotion de votre produit, et sous une forme personnalisée. Personne d'autre ne la verra, même pas les visiteurs seulement « fans » de la page.
« Sais-tu comment tu peux être plus séduisante que les autres ? »
En fait de publicité, il s'agira d'un message qui va directement interpeller la lectrice, peut-être en la tutoyant. Il apparaîtra dans le fil d'actualités, à un horaire lui aussi choisi d'après les habitudes de connexion de la cible. Ce pourrait être quelque chose comme : « Sais-tu comment tu peux être plus séduisante que les autres ? » Et suivra la promotion du dentifrice qui confère un sourire irrésistible. Cette publicité disparaîtra quelques heures plus tard. Aucune trace ne subsistera. Identifier des profils de femmes, jeunes, habitant le sud-ouest, relève de la routine à partir des réseaux sociaux.
Dans un contexte électoral, la suggestion sera forte et restera invisible des médias. Carole Cadwalladr (journaliste pour The Guardian) explique : « Nous ne pouvons pas enquêter dessus [ces diffusions], nous n'avons aucune idée de qui a vu quoi. (...) La technologie a déjà bouleversé la presse, le journalisme, la musique ; on dit toujours que 'la technologie va perturber les choses'. Eh bien voilà, on y est. La technologie a bouleversé la politique, mais pas seulement. Elle a aussi perturbé la démocratie. »
Thomas Huchon, réalisateur pour spicee.com d'un documentaire sur l'usage des médias et du DarkPost lors de la campagne présidentielle américaine de 2017, explique : « Le plus incroyable est l'ampleur des techniques utilisées, à la fois pour savoir ce que pensaient les américains et ensuite pour s'en servir à leur insu. (…) Ils ne savaient même pas pourquoi ils étaient ciblés. (…) La manière de faire de la politique a changé et ce changement est lié aux possibilités technologiques. (…) Aux Etats-Unis, ce n'est pas illégal. En France, c'est en principe quasiment impossible [à cause de la législation sur le transfert ou la revente de données personnelles] ». Nous avons envie d'ajouter : pourvu que ça dure…
Est-il cependant possible de se protéger ? Thomas Huchon continue : « C'est possible en étant le plus 'responsable' possible dans nos comportements sur les réseaux sociaux ; tout ce que l'on sait sur nous [est connu] par ce que nous disons et laissons traîner derrière nous. [Un simple « like » pour un message tiers est déjà une information sur soi] ». Cette « petite » information est déjà exploitable, car elle renseigne sur les goûts et orientations probables du visiteur. Or, sur la toile, rien ne se perd.
Pour rappel, tout ce qui précède remonte aux événements pour la campagne américaine de 2017. Les choses sont-elles plus « transparentes » maintenant ... ?
Emotions à l'horizon
Difficile de faire la part entre manipulation, collaboration, observation, modification des comportements. Si nous éduquons nos enfants, sommes-nous en train de les manipuler ? Beaucoup répondront par la négative, défendant ce droit et devoir fondamental des parents d'inculquer à leurs enfants ce qu'ils estiment être le meilleur pour eux.
De même, le conseil, la suggestion émanant d'autorités réputées « compétentes ou habilitées », comme l'école, la médecine, l'administration, la politique, sont-ils des manipulations ? Les informations que nous diffusons volontairement via les réseaux sociaux préparent-elles des pièges, et faut-il alors s'abstenir ?
Après tout, il peut y avoir aussi des conclusions valorisantes et utiles. Par exemple, les lecteurs de cet article sont des gens sainement curieux, dynamiques, entreprenants et avides de connaissances pertinentes. N'êtes-vous pas touché par cette description qui vous « correspond »... ? C'est peut-être comme ça que commence la manipulation...
F. Huguenin